L’école de commerce, fabrique de la résignation

TL;DR : com­ment l’école de com­merce envoie chaque année une masse de résigné·e·s sur le marché du tra­vail ; plaidoy­er con­tre le réformisme.


Je suis en école de commerce, mais je suis sympa quand même

À chaque fois qu’on me demande ce que je fais et que je dis que je suis en école de com­merce, je ne peux pas m’empêcher d’ajouter une remar­que pseu­do-humoris­tique sur le fait que je suis sym­pa quand même, ou de pren­dre un petit air dégoûté en le dis­ant, ou de par­ler de ce que j’ai fait avant pour que les choses soient bien claires : cette école, ce n’est pas moi. Le plus sou­vent, la per­son­ne en face s’en fiche ; pour moi, c’est vital de le dire.

J’ai essayé d’expliquer mon rap­port à ces années en école sur Twit­ter, et j’ai été plutôt sur­prise de l’écho que ça a eu. À l’origine, c’était juste un coup de gueule dans le vide pen­dant l’énième présen­ta­tion d’un énième pro­jet, moment qui réveille tou­jours chez moi un malaise, à mi-chemin entre l’envie de quit­ter la salle et la résig­na­tion qui a fini par s’installer après trois ou qua­tre ans. Mais un thread sur Twit­ter, c’est trop court : j’ai envie de met­tre des mots sur cette exas­péra­tion, envie de décrire la dis­so­nance cog­ni­tive per­ma­nente que j’ai quand je suis en cours, et les dif­fi­cultés que ça me pose, au quo­ti­di­en ou dans mes rela­tions avec les autres. Expli­quer pourquoi je ne peux pas juste m’en foutre, expli­quer pourquoi j’ai arrêté de me pren­dre pour une cinquième colonne, pourquoi même l’attitude eth­nologique ne m’amuse plus.

Mission de conseil et dissonance cognitive

Je reprends ici le thread, de manière un peu plus com­plète. J’ai repris les cours en jan­vi­er sur une « mis­sion » : c’est comme ça qu’on désigne les semaines qu’on passe à imag­in­er des solu­tions inno­vantes pour des gross­es boîtes en mal de « dig­i­tal » (parce qu’en école de com­merce, on est dig­i­taux). Et ça com­mence : la mis­sion est pour une grosse boîte de cos­mé­tiques. Objec­tif : trou­ver de nou­veaux et nou­velles client·e·s. Notre cible : les mil­lenials européen·ne·s, dans les aéro­ports.

Dans l’idéal, il s’agit de trou­ver une solu­tion qui s’appuie sur les don­nées qu’on a sur eux pour leur pouss­er une offre au bon moment. Tous les moyens sont per­mis : col­lecte de don­nées, bea­cons qui tra­cent leur déplace­ment dans l’aéroport, app qui les flique… Pourquoi on fait comme ça ? Parce que les gens voy­a­gent de plus en plus. Parce qu’on sait qu’ils sont plus vul­nérables quand ils s’ennuient. Parce qu’on peut faire de belles cam­pagnes de dis­play grâce à ces écrans qui rem­pla­cent les affich­es. Parce que les pro­duits de beauté se prê­tent bien à l’ambiance un peu luxe de l’aéroport et du duty free. Parce qu’une entre­prise qui ne croît pas, c’est une entre­prise qui meurt, alors il faut touch­er de nou­veaux et nou­velles client·e·s, à tout prix.

Très bien, sauf que cha­cun de ces élé­ments va con­tre tout ce que je fais au quo­ti­di­en. Je con­sid­ère l’avion comme un désas­tre écologique. Je lutte con­tre les injonc­tions à la beauté, la plu­part du temps je ne me maquille pas, je ne m’épile pas. Je lutte con­tre la col­lecte de don­nées et le pro­fi­lage qui cherche à nous attein­dre dans nos moments de vul­néra­bil­ité. Je rage sur la con­som­ma­tion élec­trique de ces cen­taines d’écrans qui sont instal­lés dans les métros, les gares, la rue, à un moment où la ten­dance générale devrait être à la décrois­sance si on voulait avoir une infime chance de lim­iter notre impact envi­ron­nemen­tal.

Et je me retrou­ve à écouter, con­cevoir et présen­ter des plans mar­ket­ing sur la base suiv­ante : puisque ces ten­dances exis­tent, il y a de l’argent à faire dessus. Je le fais parce que c’est là-dessus que je suis éval­uée, parce que finale­ment, ce n’est qu’un jeu, on joue aux consultant·e·s et ils jouent au comex, alors ça ne compte pas vrai­ment… Mais je ne crois pas qu’on puisse impuné­ment jouer au con­sul­tant, tous les jours, sans que ça ait un impact sur la façon dont on appréhende le monde. Et même si je hais la solu­tion que je leur pro­pose, je me rends compte que je n’arrive pas à ne pas défendre sa per­ti­nence quand on la remet en ques­tion au jury d’évaluation. Même si, de fait, cette propo­si­tion est aux antipodes de la société idéale que je pro­jette (si tant est que j’en pro­jette encore une).

Transformer la tendance en opportunité

C’est pour cela que je par­le de dis­so­nance cog­ni­tive. On m’évalue avec la règle tacite suiv­ante : « com­ment max­imiser le retour sur investisse­ment dans telles et telles con­di­tions ». Le pré­sup­posé : chang­er les con­di­tions n’est pas une option. Même si elles te débectent. Le tra­vail des consultant·e·s, c’est de trans­former les con­di­tions et les ten­dances en oppor­tu­nités de crois­sance, et peu impor­tent les con­séquences. Exit le recul cri­tique, exit la réflex­ion sur ce que ça fait de nous en tant que per­son­nes. Un autre point : on tra­vaille sys­té­ma­tique­ment en groupe. Insi­dieuse­ment, ça force à lim­iter la cri­tique et à agir de manière à ne pas trop ralen­tir la marche du pro­jet. On peut se plain­dre, mais pas trop – per­son­ne n’a envie d’être là de toute façon, que ce soit par flemme ou par dés­in­térêt.

Alors, en qua­tre ans, je me suis résignée, d’autant que je sais qu’il y a de grandes chances que le reste du groupe ne partage pas mes idées. Si quelqu’un les partage, c’est peut-être pire encore, puisqu’on se retrou­ve à se regarder l’un l’autre abdi­quer sans  même avoir com­bat­tu. Et voir l’autre abdi­quer valide sa pro­pre abdi­ca­tion. À quoi bon avoir des pudeurs de gazelles pour bien mon­tr­er que « non, non, nous on n’est pas comme ça ». Peu importe ce que tu es, tu par­ticipes. Qu’est-ce qu’on va faire, se met­tre en grève sco­laire pour absence d’éthique du cap­i­tal­isme ?

Dif­fi­cile, d’ailleurs, de con­stru­ire des ami­tiés dans ces con­di­tions (sauf à vouloir être la cau­tion de gauche). Tu as le choix entre avoir des ami·e·s qui te voient tous les jours renier tes con­vic­tions, ou te bat­tre en per­ma­nence sur tout, parce que même les fon­da­men­taux ne sont pas là. Ou à éviter tous les sujets qui fâchent, poli­tiques, philosophiques ou soci­aux. J’ai longtemps essayé d’être dans une atti­tude eth­nologique, mais c’est épuisant à long terme. Alors je nav­igue dans un entre-deux per­ma­nent, jamais trop déce­vant, jamais trop sat­is­faisant non plus.

Cinquième colonne ou cinquième roue du carosse ?

Deux répons­es qu’on me fait sou­vent, c’est que je suis là pour « appren­dre à con­naître l’ennemi», une sorte de cinquième colonne qui paierait de sa per­son­ne pour mieux détru­ire le sys­tème de l’intérieur. Et la deux­ième, un peu dans la même veine, c’est que ce que j’apprends ne me con­di­tionne pas, et que ce n’est qu’un socle clos de con­nais­sances sur des domaines var­iés (mar­ket­ing, finance, etc). Ça ne m’empêche pas d’agir selon mes principes et mes valeurs. Spoil­er : ce n’est pas aus­si sim­ple.

Il n’y a pas de cinquième colonne. Parce que la reven­di­ca­tion prin­ci­pale de ce sys­tème c’est l’absence d’idéologie – rien de mieux pour couper l’herbe sous le pied de la cinquième colonne. Faire com­pren­dre que le prag­ma­tisme est une idéolo­gie en soi, c’est long, et dans 99% des cas, ça revient à met­tre de grands coups de poings dans un bloc de gelée indif­férent. C’est facile, ça ne fait pas mal. Mais ça n’a aucun impact. Tu peux frap­per aus­si fort que tu veux, la gelée absorbe le coup, se déforme légère­ment le temps  de l’impact et revient à son état ini­tial. Tu ne t’es pas fait mal, mais tu t’épuises rapi­de­ment, sans aucun résul­tat.

Quant à con­sid­ér­er ces années en école comme un socle de con­nais­sances neu­tres, ça ne fonc­tionne pas non plus. Ce qu’on m’apprend, c’est un savoir-être, une manière de penser et d’appréhender le monde. C’est comme ça que l’école de com­merce fait son œuvre : elle t’apprend à te résign­er devant la sacro-sainte neu­tral­ité des « indi­ca­teurs», de la « mesure de la per­for­mance » ; à pass­er du souci sco­laire au sérieux man­agér­i­al, avec les con­séquences qu’on con­naît. Elle sape toute volon­té de révolte en te faisant inté­gr­er, vivre les sché­mas cohérents der­rière le sys­tème en place, que ce soit l’actionnariat, les div­i­den­des, la gou­ver­nance, les plans soci­aux, et j’en passe. En te mon­trant les rouages, en te met­tant en sit­u­a­tion, elle te fait com­pren­dre que c’est ce que toi aus­si tu aurais fait, que la déci­sion « réduire les coûts», « vers­er de hauts div­i­den­des » est la déci­sion la plus froide­ment logique dans ces con­di­tions. Et même si tu tiques, que tu dés­ap­prou­ves, on con­voque TINA : il n’y a pas d’alternative. Ou elle n’a pas sa place ici. Le cap­i­tal­isme, ça se fonde sur le cap­i­tal, et cette vérité crue s’incarne dans le fait que, majori­taire­ment, l’argent va là où l’arbitrage est le plus favor­able. Dans ces con­di­tions, pas de cinquième colonne, plutôt une cinquième roue du car­rosse. Et le car­rosse, ça ne l’empêche pas d’avancer.

7 thoughts on “L’école de commerce, fabrique de la résignation

  1. > Mais je ne crois pas qu’on puisse impuné­ment jouer au con­sul­tant, tous les jours, sans que ça ait un impact sur la façon dont on appréhende le monde.

    C’est très vrai ça.

    Chou­ette arti­cle, beau­coup de bonnes choses là-dedans. Mais effec­tive­ment, triste con­stat.

  2. Rah mais pour un pre­mier arti­cle, c’est une totale réus­site ! Je suis d’accord avec le com­men­taire ci-dessus, qui fait écho à une approche sou­vent citée en développe­ment per­son­nel : « fake it until you make it » (fais sem­blant jusqu’à ce que tu y arrives). Parce que ça marche ! À force de faire, (même sem­blant), tu te trans­formes. CQFD.

    J’aime aus­si ce bil­let aus­si parce que j’ai l’impression de t’entendre IRL, ce qui me man­quait pas mal (mais je le savais déjà).

    Oseras-tu faire un autre bil­let sur ce blog ?

    —Tris­tan

    • lapalice

      <33 sur toi ! Oui, j’ai déjà quelques sujets en tête…

  3. Françoise B.

    J’ai telle­ment envie d’imprimer ce texte et de l’afficher dans le kiosque ori­en­ta­tion de notre CDI. Serait-ce trahir le devoir de réserve auquel je suis tenue ?

    • lapalice

      Peut-être dans la caté­gorie « témoignages d’anciens » 😉

  4. Ah purée, c’est telle­ment bien écrit que tu viens de m’ajouter de la déprime ce matin.
    Courage, je suis sûr que tu vas trou­ver des solu­tions pour foutre un bon coup de pied dans cette four­mil­ière !

  5. Ce que je sai­sis mal, c’est pourquoi tu ne changes pas car­ré­ment d’orientation ? Car cela me sem­ble inviv­able de faire un truc aus­si loin de tes con­vic­tions et aus­si longtemps !

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