Homo Stimulus — Au bonheur des likes

Ceci est la tran­scrip­tion de la con­férence Homo Stim­u­lus, Au Bon­heur des Likes.

 

Bon­jour à toutes et à tous, je suis très con­tente de clore cette journée de con­férences avec vous, et notam­ment parce que j’ai une grande inter­ro­ga­tion à partager ce soir avec vous. Pourquoi est-ce qu’alors que je suis tran­quille­ment en pyja­ma, en train de me dire que je vais me couch­er tôt et ter­min­er mes slides pour la Pycon après un épisode de Break­ing Bad, soudain il est 4h du matin, j’ai ter­miné la pre­mière sai­son, mes yeux brû­lent et j’ai un peu envie de pleur­er.

Alors j’ai deux répons­es : la pre­mière c’est que j’adore Break­ing Bad, excel­lente série, 20/20 tout ce que vous voulez. La deux­ième c’est que Net­flix me con­naît très bien. D’une part, Nextflix sait quelle série j’ai prob­a­ble­ment envie de regarder. D’autre part, Net­flix a fait un choix pour moi qui est de, par défaut, met­tre l’épisode suiv­ant en auto­play. Et Net­flix sait qu’à la fin de chaque épisode, quand je dois faire le micro-choix d’arrêter ou de con­tin­uer, il y a de grandes chances que mon cerveau choi­sisse la facil­ité et prenne l’option par défaut.

Alors, je me doute que ce genre de choses ne vous arrive jamais à vous et que vous êtes beau­coup plus raisonnables que moi. Du coup j’aimerais bien vous mon­tr­er un petit graphique intéres­sant qui n’a rien à voir avec Net­flix, mais avant j’ai une ques­tion :

Qui est poten­tielle­ment don­neur d’organes dans la salle ?

Qui est de nation­al­ité française ?

Le graphique que vous voyez, c’est la pro­por­tion de don­neurs d’organes dans quelques pays du monde. Vous voyez qu’il y a une énorme dis­par­ité entre des pays où presque tout le monde donne ses organes, et des pays dans lesquels seule une minorité les donne. Quand on demande aux gens pourquoi il y a autant de dif­férences, ils cherchent générale­ment du côté cul­turel du pays. On se dit qu’on est plus généreux dans cer­tains pays, ou qu’il y a des pays où l’intégrité du corps est plus impor­tante. Mais du coup, pourquoi est-ce que tout le monde donne en Suède et presque per­son­ne au Dane­mark alors que ce sont des cul­tures qui sont tout de même assez sim­i­laires ? Pareil pour la dif­férence entre la Bel­gique et les Pays bas ? La réponse, et vous avez peut-être fait le lien avec Net­flix, c’est qu’il y a des pays où, par défaut, on ne donne pas ses organes, et où on doit déclar­er qu’on souhaite le faire ; et des pays où, par défaut, on donne ses organes, et où on doit déclar­er spé­ci­fique­ment qu’on ne souhaite pas le faire.

Du coup, j’ai une bonne nou­velle pour vous : vous êtes tous beau­coup plus généreux et généreuses que ce que vous ne pensez, parce que vous êtes tous poten­tielle­ment don­neurs d’organes ici, et ça sim­ple­ment parce que votre cerveau est paresseux.

Pourquoi ? Parce que nos ressources men­tales ont une car­ac­téris­tique prin­ci­pale : elles sont lim­itées. On a un organe com­plexe, fab­uleux, le cerveau, qui essaie de pren­dre les meilleures déci­sions pos­si­bles en util­isant le moins de ressources pos­si­bles, et en prenant des rac­cour­cis men­taux : le choix par défaut, par exem­ple. Et ces rac­cour­cis men­taux, il n’y a pas que Net­flix qui les con­naît.

L’écran qui s’affiche devant vous, c’est l’écran qui s’affiche devant une per­son­ne qui utilise Face­book, au moment d’accepter la nou­velle poli­tique de con­fi­den­tial­ité de Face­book. Et si vous utilisez Face­book, il y a quelque chose sur cette image que vous n’avez pas man­qué de remar­quer :

Ca. Ces points rouge, pour toute per­son­ne qui utilise Face­book, c’est la promesse d’une noti­fi­ca­tion et d’un mes­sage.

En voy­ant ça, le cerveau s’emballe et com­mence à sécréter du cor­ti­sol. Le cor­ti­sol, c’est l’hormone du stress. C’est l’hormone que le cerveau devrait pro­duire quand on risque d’être pour­chas­sé par un ours. Notre cerveau ren­tre en alerte, on sue, notre coeur s’accélère, et et oui, ok, on accepte la poli­tique de con­fi­den­tial­ité, vite vite, main­tenant donne moi mes noti­fi­ca­tions ! On ouvre ses noti­fi­ca­tions, et là, ouf, le cerveau cesse de pro­duire du cor­ti­sol et com­mence à pro­duire de la dopamine. La dopamine, c’est l’hormone de l’addiction, l’hormone de la récom­pense, et le fait d’ouvrir ses noti­fi­ca­tions active le cir­cuit de la dopamine.

Je pré­cise : je par­le ici de réac­tions chim­iques. Ce n’est pas métaphorique. Ces hor­mones sont vrai­ment pro­duites et pas unique­ment par les per­son­nes accros à leur smart­phone.

Bon, jusqu’ici rien d’affolant : ce n’est pas de la faute de Face­book si notre cerveau fonc­tionne comme ça. Ce qui est plus vicieux en revanche, c’est que Face­book affiche cet écran pour tout le monde, y com­pris pour les per­son­nes qui n’ont pas de noti­fi­ca­tion ni de de mes­sages, avec à la clef la cer­ti­tude que tout le monde va accepter cette nou­velle poli­tique de con­fi­den­tial­ité sans la lire.

Donc Face­book nous con­naît bien, très bien même. Et ça ne vient pas de nulle part : c’est une des entre­pris­es qui, aujourd’hui, investit le plus dans la recherche en sci­ences cog­ni­tives et en psy­cholo­gie de la déci­sion. Les sci­ences cog­ni­tives, c’est la dis­ci­pline qui s’intéresse au fonc­tion­nement du cerveau, de l’intelligence humaine, et notam­ment à com­ment les êtres humains pren­nent leurs déci­sions. Je vous invite d’ailleurs à con­sul­ter le lien que je mets en source, qui détaille cer­taines des expéri­ences sur leurs util­isa­teurs qui ont été pub­liées par les chercheurs de Face­book.

Et je pense qu’il faut saluer l’investissement dés­in­téressé des grandes entre­pris­es dans la recherche, et les remerci­er de met­tre autant d’argent dans la noble quête qu’est la com­préhen­sion de l’esprit humain.

Bon. Plus sérieuse­ment, on sait tous très bien pourquoi ça les intéresse : le busi­ness mod­el de la plu­part des entre­pris­es, c’est l’analyse et la pré­dic­tion des com­porte­ments humains. Com­pren­dre com­ment nous faire agir ou réa­gir, ça leur per­met de moné­tis­er grasse­ment notre atten­tion aux régies pub­lic­i­taires (coucou Google), de s’assurer qu’on achète leurs pro­duits ou qu’on souscrive à leur ser­vice à renou­velle­ment automa­tique (coucou Ama­zon Prime).

Par exem­ple, les sci­ences cog­ni­tives nous expliquent pourquoi on préfère sys­té­ma­tique­ment les ser­vices gra­tu­its aux ser­vices payants, même s’ils ne coû­tent qu’un cen­time. Je vous donne un petit exem­ple, auquel je suis cer­taine que vous serez sen­si­bles parce que ça par­le de choco­lat.

Donc en 2008, dans son livre “Pre­dictably Irra­tional”, Dan Ariely décrit une expéri­ence qui a été menée au MIT où on pro­pose à des étu­di­ants deux choco­lats. L’un est un choco­lat pas ter­ri­ble, à 1 cen­time, l’autre un très bon choco­lat à 16 cen­times. Glob­ale­ment on a 40% de gens qui pren­nent le choco­lat pas ter­ri­ble, 40% le très bon choco­lat et le reste qui ne prend rien.

Deux­ième par­tie de l’expérience : on baisse le prix des deux choco­lats d’un cen­time : le choco­lat pas ter­ri­ble devient gra­tu­it et le très bon choco­lat passe à 15 cen­times. La théorie économique nous dit que les pro­por­tions devraient rester les mêmes, mais ce n’est pas du tout le cas : 90% des gens pren­nent désor­mais le mau­vais choco­lat gra­tu­it, même si on leur fait remar­quer que leur com­porte­ment est irra­tionnel.

Ce que je vous décris là, ça a un nom : ça s’appelle un biais cog­ni­tif. Le biais cog­ni­tif si vous voulez, c’est un rac­cour­ci men­tal qui provoque un com­porte­ment irra­tionnel qu’on va avoir sys­té­ma­tique­ment dans une sit­u­a­tion don­née, parce que notre cerveau est pro­gram­mé pour agir comme ça. Ce n’est pas une erreur, c’est le com­porte­ment nor­mal de notre cerveau.

C’est ce qui fait qu’on préfère qua­si­ment sys­té­ma­tique­ment le choco­lat gra­tu­it, qu’on donne nos organes si c’est le choix par défaut, qu’on a l’impression de faire une bonne affaire sur vente privée parce qu’on nous dit que le prix d’origine est deux fois plus élevé que ce qu’on paie. Et utilis­er nos biais cog­ni­tifs con­tre nous, c’est devenu le ter­rain de jeu favori des mar­ke­teux du numérique.

Alors, tout ça ne vient pas de nulle part évidem­ment : si aujourd’hui on se retrou­ve à jouer sur les failles de notre ratio­nal­ité, c’est parce que depuis qu’on fait de la philoso­phie, on se demande pourquoi on est aus­si inca­pables de faire les bons choix. Pla­ton lui-même se demandait déjà pourquoi il regar­dait l’épisode suiv­ant de Break­ing Bad alors qu’il avait ren­dez-vous à 8h le lende­main avec Socrate.

Pen­dant longtemps, on a pen­sé que c’était parce qu’on man­quait d’informations. Typ­ique­ment, pour Descartes (qui préférait The Wire), si on voulait vrai­ment arrêter de regarder l’épisode d’après, il faudrait qu’on s’informe sur les con­séquences du manque de som­meil, qu’on cal­cule l’heure opti­male de couch­er en fonc­tion de notre cycle de som­meil et qu’on lise le résumé de l’épisode d’après et pouf, c’est mag­ique, on prend la bonne déci­sion.

Son pos­tu­lat de base c’est que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée et qu’il y a un uni­ver­sal­isme de la ratio­nal­ité. L’être humain est guidé par sa rai­son, il agit en fonc­tion des infor­ma­tions qu’il reçoit et, avec suff­isam­ment d’informations, il peut cor­riger les erreurs de son juge­ment. C’est le pos­tu­lat sur lequel repose la philoso­phie des lumières avec une croy­ance forte : ma con­science est sou­veraine, rationnelle, et me per­met d’appréhender le monde et d’agir libre­ment dessus.

Ce mou­ve­ment très posi­tif, très opti­miste, tient bon an mal an jusqu’à la fin du 19è siè­cle, avec trois empêcheurs de tourn­er en rond qui ne sont pas du tout con­va­in­cus que la con­science sou­veraine suf­fit à arrêter de binge watch­er Net­flix. Vous con­nais­sez leurs noms : Freud, Niet­zsche et Marx.

Ils ont des théories très dif­férentes mais s’accordent sur un point : il ne suf­fit pas de vouloir arrêter Net­flix pour pou­voir arrêter Net­flix. Pour Freud, typ­ique­ment, tu n’arrives pas à t’arrêter après cet épisode parce que ta mère t’a frus­tré d’amour quand tu étais enfant et que tu com­pens­es avec des com­porte­ments pul­sion­nels. Pour Marx, seuls les bour­geois qui ne man­quent jamais de rien peu­vent faire le choix volon­taire de se priv­er d’un épisode sup­plé­men­taire. Tout ça est très sim­pli­fié, évidem­ment (c’est même un peu un crime con­tre la philoso­phie), mais ce qu’il faut en retenir c’est que la ratio­nal­ité n’est pas suff­isante pour expli­quer nos actes.

Et plus le temps passe, plus les philosophes et sci­en­tifiques s’accordent sur une idée : la ratio­nal­ité qui per­met de com­pren­dre le monde, c’est une illu­sion. D’ailleurs, les sci­en­tifiques finis­sent par dégager les philosophes, et prô­nent une approche plus expéri­men­tale. Ils analy­sent le com­porte­ment du cerveau en util­isant une méth­ode sci­en­tifique, en faisant des expéri­ences repro­ductibles, quan­tifi­ables.

Un courant en par­ti­c­uli­er con­naît un grand suc­cès à par­tir des années 50 : c’est le com­porte­men­tal­isme, dont Skin­ner, que vous voyez ici et qui a l’air très sym­pa, est l’un des prin­ci­paux représen­tants. Pour résumer, l’idée du com­porte­men­tal­isme c’est qu’on s’en fiche de ce qu’on a dans la tête : ce qui importe, c’est la mesure de nos réac­tions à un stim­u­lus de l’environnement. La seule chose qui intéresse Skin­ner, c’est que si je dois bouger mon cul de mon canapé pour met­tre l’épisode suiv­ant j’ai plus de chances de ne pas le faire que si l’épisode suiv­ant arrive automa­tique­ment. Et si je fais le test sur 1000 per­son­nes c’est tou­jours vrai, donc c’est comme ça que le cerveau fonc­tionne.

Et cette idée fonc­tionne très bien dans un con­texte numérique, parce que tu peux tester en per­ma­nence les réac­tions d’un très grand nom­bre d’utilisateurs et voir com­ment ils se com­por­tent. Pour pren­dre un exem­ple, j’observe de manière quan­tifi­able, mesurable, qu’un tweet d’extrême droite provoque des com­men­taires et des retweets. Peu m’importe au fond que tu retweet­es pour t’en moquer, pour le cri­ti­quer, pour le partager : ce qui m’importe, c’est que face à un stim­u­lus “tweet d’extrême droite”, tu aies un com­porte­ment prévis­i­ble et mesurable : “partager”.

Dans ces con­di­tions, on a vu émerg­er une généra­tion d’apprentis sor­ciers pour qui notre cerveau est devenu un ter­rain de jeu. En s’appuyant sur les sci­ences com­porte­men­tales, ils ont cher­ché à voir com­ment ils pou­vaient exploiter ces biais cog­ni­tifs pour déclencher des actions.

Je vous présente les maîtres en la matière : booking.com. Booking.com c’est le tem­ple des biais cog­ni­tifs, où on teste en per­ma­nence la meilleure manière de faire acheter un héberge­ment de merde à une per­son­ne pour­tant intel­li­gente.

La dernière fois on est par­tis à Helsin­ki et on avait pris un Airbnb. Résul­tat, 2h avant le décol­lage, il annule au dernier moment, donc on cherche, bien dans l’angoisse, une solu­tion sur booking.com parce qu’Helsinki au dernier moment c’est hors de prix.

* on arrive et déjà eh, bonne nou­velle, booking.com a des offres qui nous cor­re­spon­dent et ça, ça me met dans de bonnes dis­po­si­tions.

* en revanche il faut se décider rapi­de­ment : d’une part l’avion va décoller, d’autre part il ne reste plus que deux héberge­ments disponible. Et il se trou­ve que dans les six dernières heures, 2 loge­ments ont été réservés. Qu’est-ce que mon cerveau en infère ? Que j’ai six heures max­i­mum pour me décider.

* et là bim ! Un mac­aron qui clig­note : quelqu’un vient de réserv­er une cham­bre dans l’hôtel ! c’est pas la mienne mais ça aurait pu !! Là faut VRAIMENT se dépêch­er !

Bon, en bref on a fini par réserv­er un héberge­ment de merde dans une espèce de block­haus en ban­lieue loin­taine d’Helsinki, tout ça parce que j’ai eu peur de louper le dernier héberge­ment disponible. Je rap­pelle à la salle que j’ai quand même fait des études en sci­ences cog­ni­tives.

Du coup, pour vous, c’est qui l’utilisateur idéal d’un ser­vice comme booking.com ?

Un bébé, tout sim­ple­ment. Ou plutôt un enfant mais les images de bébé c’est plus mar­rant. Ce que ces entre­pris­es font, c’est essay­er de redé­clencher des réac­tions enfan­tines. Alors, je ne sais pas si vous êtes experts en enfants, mais je pense qu’on a tous eu une enfance ici et qu’on se sou­vient qu’on était quand même beau­coup moins capa­ble de recul et de dis­tance qu’aujourd’hui. Et en pré­parant cette présen­ta­tion, je n’arrêtais pas de faire le lien avec les remar­ques que mes par­ents me fai­saient quand j’étais petite.

Vous savez, il y a tou­jours ce moment où on t’a don­né un paquet de bon­bons, et tu manges ton paquet de bon­bons un peu rapi­de­ment et là on te dit : “C’est bon, elle va pas s’envoler pen­dant la nuit ta sucette”. Mais book­ing te dit que si, ta sucette va t’envoler, et d’ailleurs il y a 14 autres enfants qui sont en train de louch­er dessus alors que C’EST LA DERNIERE SUCETTE DE LA BOITE.

Une deux­ième phrase, que j’ai beau­coup enten­due quand je voulais que mes par­ents m’achètent Poké­mon Or sur ma Game Boy, et que tous mes copains l’avaient déjà, c’est : “Et tes amis, s’ils saut­ent d’un pont, tu sautes avec”?

Si on regarde les sys­tèmes de recom­man­da­tions aujourd’hui, ils fonc­tion­nent beau­coup comme ça. Je prends le cas de Steam, que je trou­ve assez intéres­sant : pen­dant très longtemps, Steam a recom­mandé les jeux en fonc­tion de ceux aux­quels tu avais joué. Aujourd’hui ils ont ajouté deux métriques : le nom­bre d’amis qui veu­lent télécharg­er le jeu que tu regardes, et le nom­bre d’amis qui l’ont téléchargé. Donc, oui, si t’as 51 amis qui ont envie de sauter d’un pont, et 21 qui l’ont déjà fait, ça paraît tout à fait sen­sé de faire la même chose.

Ma troisième phrase mau­dite, c’était quand j’attendais le pas­sage du fac­teur. Parce que j’étais abon­née à J’aime Lire, ou Witch Mag­a­zine, ou Super Pic­sou Géant, et c’était cen­sé arriv­er le mar­di. Donc le mar­di, j’allais voir la boîte aux let­tres toutes les cinq min­utes. Donc for­cé­ment, au bout d’un moment un de tes par­ents te dit “C’est pas la peine d’aller voir toutes les cinq min­utes si le fac­teur est déjà passé” alors que toi tu veux juste ton shoot de dopamine en allant véri­fi­er si quelque chose t’attend dans la boîte aux let­tres, sans être capa­ble de met­tre à dis­tance ton impa­tience. Aujourd’hui on checke nos boîtes mails plus de 150 fois par jour, et en plus ce n’est jamais un Super Pic­sou Géant, que des newslet­ters pour­ries.

Bon, pourquoi est-ce que c’est intéres­sant de relever ces phras­es ? Ce que je trou­ve intéres­sant là dedans c’est qu’il y a une rai­son pour laque­lle on dit ces phras­es aux enfants : ces réac­tions du cerveau, elles sont automa­tiques et naturelles, et donc évidem­ment plus mar­quées chez les enfants que chez les adultes. Et nor­male­ment c’est en apprenant à les con­trôler et à les encadr­er qu’on devient adulte. Et devenir adulte, c’est devenir capa­ble de faire société : parce qu’on est capa­ble d’écouter l’autre, de met­tre de côté son envie immé­di­ate pour voir à plus long terme, capa­ble de pren­dre du recul, d’analyser rationnelle­ment une sit­u­a­tion.

On ne peut faire société qu’à par­tir où on met en place un sys­tème d’encadrement des pul­sions qui nous per­met d’interagir entre adultes. Mais comme je vous le dis depuis le début, les biais cog­ni­tifs exis­tent dans tous les cerveaux, et pas seule­ment ceux des enfants. Donc le choix de les activ­er est fait par les entre­pris­es en toute con­nais­sance de cause : elles favorisent les com­porte­ments infan­tiles, elles agi­tent des hochets atten­tion­nels, elles nous biberon­nent à la dopamine pour mieux anticiper et con­trôler nos réac­tions. Il n’y a rien de plus facile à con­trôler qu’un enfant.

Pour revenir sur la petite chronolo­gie philosophique que je vous présen­tais au début, je trou­ve bien sûr que dire que l’être humain est guidé par sa seule ratio­nal­ité est com­plète­ment illu­soire. Et si les sci­ences cog­ni­tives sont util­isés con­tre nous, ça ne remet absol­u­ment pas en cause le fait qu’elles don­nent des clefs essen­tielles de com­préhen­sion du com­porte­ment humain. Mais pour moi, cet être humain rationnel, capa­ble de libre arbi­tre, qui ne reste pas toute la nuit devant Net­flix c’est l’horizon qu’on doit avoir et la rai­son pour laque­lle on doit dévelop­per nos pro­duits. Notre com­préhen­sion du cerveau humain devrait être au ser­vice de notre éman­ci­pa­tion, nous aider à favoris­er des com­porte­ments adultes plutôt qu’à réveiller des com­porte­ments d’enfants.

Un con­cept qui me paraît opérant, c’est celui de phar­makon. Le phar­makon – et j’emprunte la tra­duc­tion à Starobin­s­ki – c’est le remède dans le mal. Tout comme une drogue peut être un médica­ment à faible dose, com­pren­dre les mécan­ismes de la pen­sée et de la prise de déci­sions peut nous per­me­t­tre de con­cevoir des pro­duits qui visent à émanciper leurs util­isa­teurs et util­isatri­ces.

Le numérique qui existe actuelle­ment, c’est un numérique qui répond à des désirs, mais ce n’est pas un numérique désir­able.

Per­son­nelle­ment en tout cas, ce n’est pas le numérique dont j’ai envie. Déjà parce que j’estime que ce qu’on doit con­cevoir ce sont des out­ils, et que les out­ils doivent être conçus pour aug­menter la capac­ité des per­son­nes, pas à les trans­former en vach­es à lait dont on extrait de la valeur.

J’ai envie de par­ticiper à un écosys­tème qui n’est pas en per­ma­nence en train de sur­veiller les com­porte­ments de ses util­isa­teurs, en train de le trans­former en valeur marchande. J’ai envie de par­ticiper à un écosys­tème qui soit un out­il pour ma rai­son et qui me per­met de pren­dre de la dis­tance face à l’avalanche d’information que je reçois en per­ma­nence. Un numérique qui me per­met de pos­er mes pro­pres lim­ites et qui respecte mon temps et mon libre arbi­tre. Je ne veux pas d’un numérique qui soit comme un cocon qui fil­tre la réal­ité, qui te dit où aller, quand par­tir, à qui par­ler et ce qu’il y a à faire autour parce qu’il a besoin de se nour­rir de tes choix, de tes déci­sions et de tes inter­ac­tions.

Le mot clef, pour moi, c’est l’émancipation.

J’ai envie de vous pro­pos­er qua­tre principes pour une tech­nolo­gie éman­ci­patrice. Antic­i­pa­tion, Min­imi­sa­tion, Autonomie, Eval­u­a­tion.

L’anticipation, pour com­mencer. Anticiper le poten­tiel addic­tif de votre pro­duit, anticiper les dérives, c’est le pre­mier pas. Lorsque vous voulez lancer une nou­velle fonc­tion­nal­ité ou dévelop­per un nou­veau pro­duit, utilisez votre com­préhen­sion du cerveau humain pour vous inter­roger sur les poten­tielles dérives ou sur les faib­less­es que vous risquez d’exploiter. En sécu­rité, on a un con­cept qui s’appelle les ‘abuser sto­ries’ : quand on implé­mente une fonc­tion­nal­ité, on essaie de se deman­der com­ment elle pour­rait être util­isée par un attaquant. On pour­rait peut-être faire la même chose avec les biais cog­ni­tifs.

La min­imi­sa­tion, ensuite. Être capa­ble de s’arrêter, de se met­tre des bornes dans l’utilisation des tech­niques d’addiction. Je pense à Duolin­go, par exem­ple. Duolin­go c’est une appli d’apprentissage de langues qui com­prend très bien les mécan­ismes du cerveau humain et qui essaie de faire en sorte que vous ne lâchiez pas l’apprentissage de l’espagnol après une semaine en créant des rit­uels, des paris, en lud­i­fi­ant votre expéri­ence. Pour­tant, après un cer­tain nom­bre de noti­fi­ca­tions vous en envoie une dernière qui dit “ces noti­fi­ca­tions ne sem­blent pas fonc­tion­ner, nous allons arrêter de vous en envoy­er.”. En somme, respectez le temps de votre util­isa­teur, qui le gère en adulte, au lieu d’essayer de le ten­ter avec une girafe qui fait pou­et pou­et.

Le troisième principe, c’est l’autonomie. Don­nez du pou­voir à la per­son­ne qui utilise votre pro­duit pour qu’elle fixe elle-même ses lim­ites, ou pour utilis­er votre out­il comme bon lui sem­ble. Si vous pro­posez un jeu ou du diver­tisse­ment par exem­ple, lais­sez la définir un temps max­i­mum d’utilisation de votre pro­duit. Quand vous don­nez des choix à vos util­isa­teurs, inter­ro­gez-vous sur le choix par défaut ? Est-ce qu’il respecte la per­son­ne qui va utilis­er votre pro­duit ? Est-il pos­si­ble de neu­tralis­er le choix par défaut ? Est-ce que vous don­nez les armes à votre util­isatrice pour se pass­er de votre pro­duit si elle en a besoin ? Je pense par exem­ple à la pos­si­bil­ité d’exporter des don­nées, à l’interconnexion avec d’autres plate­formes (je car­i­ca­ture, mais est-ce que je suis oblig­ée d’ouvrir Slack et son cortège de noti­fi­ca­tions pour avoir accès à une infor­ma­tion ?)

Le dernier principe, enfin, c’est l’évaluation. Oui, vous avez besoin de métriques pour savoir si votre pro­duit fonc­tionne : choi­sis­sez les intel­ligem­ment. Mesurez la sat­is­fac­tion client, la rapid­ité de réso­lu­tion du prob­lème pour lequel on utilise votre pro­duit, l’utilité perçue. Don­nez vous égale­ment des métriques d’échec : si vous êtes Steam, mesurez le taux de jeux com­mencés et non finis plutôt que le nom­bre de jeux ven­dus par exem­ple.

Ce sont qua­tre principes de base qui utilisent la com­préhen­sion du cerveau humain pour favoris­er le respect que vous avez de la per­son­ne qui utilise votre pro­duit. Il y en a sans doute d’autres, mais c’est sans doute une bonne base pour créer une tech­nolo­gie éman­ci­patrice.

Voilà, ce sont des principes de base qui mérit­eraient sans doute d’être ample­ment dévelop­pés par des per­son­nes dont c’est le méti­er. Si vous êtes design­ers et que vous avez envie d’en dis­cuter, c’est avec grand plaisir ! Mer­ci pour votre atten­tion, [présen­ta­tion]

Je voudrais ter­min­er en vous rap­pelant un élé­ment impor­tant : en tant que dev et par­ti­c­ulière­ment en tant que python­iste, vous êtes une ressource rare et vous avez une chance de faire par­tie de la prochaine entre­prise qui chang­era le monde. Faites bon usage de votre com­préhen­sion du cerveau humain, et don­nez nous des out­ils pour grandir, pas des biberons de dopamine. Mer­ci beau­coup.

Sans smartphone, point de salut ?

TL;DR :

Je n’ai plus de smart­phone depuis un an et demi et j’ai beau­coup tâton­né pour trou­ver le rap­port au numérique qui me con­ve­nait. Pas de recette mir­a­cle, pas d’incitation, juste un tour des ques­tions que je me suis posée.


Pas de smartphone, pas de problème

L’intuition, je l’ai eue assez tôt : si j’ai un smart­phone, je n’arriverai pas à le lâch­er. Pas de smart­phone, pas de prob­lème. Jusqu’à la fin de ma pré­pa, c’était sim­ple : à part le SMS, je n’avais besoin de rien, et pas par­ti­c­ulière­ment envie de me créer de faux besoins. Et puis je suis entrée en école de com­merce : Mes­sen­ger pour les con­ver­sa­tions, mails pour les événe­ments et les mis­sions, smart­phone partout et un bon train de retard pour ceux qui n’en avaient pas.1)j’ai fini par me balad­er sur le cam­pus avec une vieille tablette en per­ma­nence, sur le wifi de l’école, pour avoir mes noti­fi­ca­tions.

J’ai tenu jusqu’au mois de juin : à ce moment-là, je com­mence un stage avec un tuteur qui me veut disponible tout le temps2)et moi qui ne sais pas encore que ce n’est pas nor­mal, mon copain part quelques mois à l’étranger (on oublie les SMS), et Face­book est devenu mon moyen de com­mu­ni­ca­tion prin­ci­pal : il est temps. Je décou­vre les joies de l’hyperconnexion avec mon Huawei, et je ne loupe plus rien ! Quelques décon­v­enues (c’est frag­ile ces merdes, et toutes les appli­ca­tions deman­dent des accès déli­rants), et une con­fir­ma­tion écla­tante : je ne le lâche plus. Plu­u­u­u­u­u­us. Je l’ai tout le temps, ma bat­terie dure cinq heures et je réponds à mes mails dans la minute. Aucune lim­ite, pas même la socia­bil­ité de base : il mange avec moi, il ponctue mes con­ver­sa­tions IRL. Je dés­ap­prends aus­si très vite le droit à la non-réac­tion : si on me demande, c’est tou­jours cru­cial, et si je veux par­ler à quelqu’un, j’attends une réponse immé­di­ate. Tout est à égal­ité, stages, amis ou activ­ités, tout, sauf mon sens des pri­or­ités.

Pouvoir ou puissance ?

J’ai mis un an à déchanter. Il y avait une app pour tout, sauf pour me faire lâch­er mon télé­phone, et ça m’épuisait. Et surtout, j’ai décou­vert Dama­sio et sa dis­tinc­tion spin­oziste pouvoir/puissance vis-à-vis de notre rap­port à la tech­nolo­gie. Voici son con­stat : la tech­nolo­gie m’apporte du pou­voir — le GPS me guide, j’ai tou­jours la réponse à tout sous la main — mais me retire de la puis­sance — capac­ité à m’orienter, capac­ité à mémoris­er les choses par moi-même. Et cet équili­bre varie en fonc­tion des indi­vidus.

Dans le cas de mon ordi­na­teur, j’étais et je reste caté­gorique : c’est un out­il qui m’empuissante énor­mé­ment. Dans le cas du smart­phone, c’était moins évi­dent. Est-ce que c’était juste pra­tique, ou est-ce que c’était indis­pens­able ? Et sans télé­phone, je savais tou­jours aller d’un point A à un point B ? Sans accès à mes mails, je retrou­vais mes ren­dez-vous ? Est-ce que je sup­por­t­ais encore de ne pas avoir accès à une infor­ma­tion immé­di­ate­ment ? Spoil­er : mes con­clu­sions étaient un peu vex­antes. J’étais aus­si de plus en plus sen­si­bil­isée à la col­lecte mas­sive de don­nées effec­tuée par ce “mouchard de poche” comme l’appelle Tris­tan.

Un monde sans friction

Mon smart­phone, c’était exacte­ment le tech­no­co­con dont par­le Dama­sio : il me per­me­t­tait de me sen­tir en sécu­rité tout le temps, de sat­is­faire immé­di­ate­ment mes besoins, de m’orchestrer un monde sans fric­tion.

On con­state le même phénomène dans le métro parisien. Le rap­port aux autres est telle­ment dép­ri­mant que les gens se replient sur leur tech­no­co­con, ce qui inten­si­fie encore la sen­sa­tion de tristesse. La tech­nolo­gie nous pro­tège, nous par­le et nous ras­sure. C’est notre Big Moth­er.
Alain Dama­sio

D’ailleurs, c’est la ren­con­tre avec Dama­sio qui m’a le plus ébran­lée : il vit sans agen­da, et sans portable. On avait ren­dez-vous dans un bar de Mar­seille, 7h d’aller-retour depuis Paris pour moi, sans aucune cer­ti­tude qu’il serait là, et sans aucun moyen de le join­dre. Juste un gros espoir. Assise à la ter­rasse d’un café, à le guet­ter, avec tous mes petits pou­voirs bien inutile­ment sur la table, et mon impuis­sance chevil­lée au corps3)bon, il a fini par arriv­er heureuse­ment, avec un petit quart d’heure de retard.

Abandonner le smartphone

Et puis on m’a piqué mon One­Plus dans un bar. Enfin un vrai choix à faire. J’ai traîné quelques semaines sur un vieux smart­phone d’emprunt4)qui m’a quand même bien ren­du ser­vice hein, mer­ci Guil­laume :), et j’ai ten­té le coup. Quit­ter Face­book quelques semaines aupar­a­vant a claire­ment ren­du les choses plus faciles, puisque je n’avais plus besoin de Mes­sen­ger. Pour tout le reste5)Musique, Sig­nal, Maps, mes mails…, ma vieille tablette ferait l’affaire. C’est par­ti pour la fric­tion : je retrou­ve sur Lebon­coin le fidèle Sony Eric­s­son W995 de mon lycée.

Et je suis arrivée en retard à tous mes ren­dez-vous — quand je suis arrivée6)je me rap­pelle d’un moment épique à Saint Lazare où, après avoir con­staté en bavant de rage que le wifi de la gare ne fonc­tion­nait pas, j’ai expliqué ma sit­u­a­tion en 30 sec­on­des à un mec qui attendait, et lui ai pris son portable pour faire un partage de con­nex­ion parce qu’il ne savait pas faire, avec à ce moment-là 50 min­utes de retard min­i­mum prévue pour mon ren­dez-vous et pas le numéro de la per­son­ne. J’avais per­du plein de réflex­es : enreg­istr­er les numéros impor­tants, not­er l’adresse de l’endroit où je vais, lire un plan (bon, en vrai j’ai tou­jours été nulle, mais la suite va vous sur­pren­dre). C’était inviv­able pour moi et pour les autres : je stres­sais en per­ma­nence d’avoir oublié une infor­ma­tion cru­ciale, je mis­ais sur les WiFi publics avec un suc­cès très relatif, et les gens com­mençaient à être fatigués de m’attendre. Résul­tats des cours­es : l’extrême décon­nex­ion, pas un grand suc­cès. Le shlag, ça fonc­tionne mieux quand per­son­ne n’a besoin de vous join­dre.

Mais l’expérience n’était pas totale­ment néga­tive : je pas­sais au moins dix fois moins de temps qu’avant sur mon portable. Il était temps de réfléchir à mes vrais besoins.

Pour que l’outil reste un outil

J’avais quelques exi­gences, et quelques con­stats.

  • une absence totale d’autodiscipline. Quand on me dit « moi je coupe les noti­fi­ca­tions », j’applaudis. Moi je les dés­ac­tive, et au bout de cinq min­utes, je com­mence à check­er manuelle­ment, toutes les cinq min­utes. Gros gain de temps, donc… Et c’est bien ce qui m’énerve, ce côté com­pul­sif, cette Fear of Miss­ing Out. Le prob­lème, c’est qu’avec un smart­phone tu peux faire ça tout le temps — c’est même la stratégie des appli­ca­tions les plus util­isées
  • je suis inca­pable d’ignorer une noti­fi­ca­tion. Un mail du boulot que je vois en ren­trant de soirée à 2h du matin ? Je réponds.
  • j’ai quand même un min­i­mum de besoins tech­nologiques. Sig­nal, Slack cette année, je n’ai pas envie de me balad­er avec le Guide du Routard sur moi en per­ma­nence, etc. En cas de vrai prob­lème, j’ai aus­si besoin d’un accès inter­net sous peine de grosse panique.

Finale­ment, ce que je ne veux plus, c’est le tech­no­co­con : je veux que l’outil reste un out­il. Être seule sans angoiss­er. Être capa­ble de m’orienter sans suiv­re bête­ment mon GPS, sup­port­er de ne pas répon­dre immé­di­ate­ment à mes mes­sages, avoir la patience de chercher pen­dant 20 min­utes le nom de ce mec, mais si, tu sais, celui qui a écrit ce bouquin là… J’adhère beau­coup à la théorie selon laque­lle ces petits efforts fas­ti­dieux, à la fois per­ma­nents et insignifi­ants, nous aident à con­stru­ire nos briques de mémoire.

Je veux aus­si con­serv­er la fric­tion que m’a enlevée le smart­phone. La fric­tion, c’est ce laps de temps lux­ueux pen­dant lequel je peux me deman­der si ce que je suis en train de faire est vrai­ment néces­saire ou intéres­sant : devoir taper mon code de carte ban­caire plutôt que de l’enregistrer, oubli­er les événe­ments pas si impor­tants, not­er le titre d’un livre au lieu d’aller voir immé­di­ate­ment de quoi il s’agit, réfléchir au mes­sage que j’ai envie d’envoyer. Pren­dre un peu de recul sur mes actes, et me deman­der s’ils me retirent ou m’ajoutent de la puis­sance.

Et concrètement ?

Aujourd’hui, j’ai trois appareils dis­tincts.

Mon ordi­na­teur. Il est ouvert pen­dant mes heures de boulot (essen­tielle­ment du télé­tra­vail jusqu’ici), et fer­mé ensuite, sauf excep­tion. J’y ai toutes mes mes­sageries, tous mes mails, tout ce qu’il faut. Lorsqu’il est ouvert, je suis pleine­ment disponible sur tous les canaux.

Ma tablette. Plutôt ori­en­tée sco­laire ou apps per­son­nelles. J’y ai mes mails per­sos, et j’ai un accès infâme à un web­mail sans fonc­tion recherche pour les mails du boulot, en cas d’extrême urgence. Mon IRC, branché en per­ma­nence : si les petits cama­rades de Nextcloud veu­lent me join­dre, c’est pos­si­ble, mais ça veut en général dire que c’est urgent. J’y télécharge les cartes des villes où je suis sou­vent, en hors ligne7)j’ai main­tenant un sens de l’orientation qui m’impressionne.. L’essentiel : pas de don­nées mobiles, je ne suis joignable que quand j’ai un accès WiFi. Je ne peux pas rafraîchir Twit­ter dans le métro, ou deman­der à Google Qwant de répon­dre à mes ques­tions immé­di­ate­ment. J’y syn­chro­nise ma musique, j’ai mes mails récents en cache, et elle est juste assez grande pour ne pas avoir envie de la sor­tir toutes les cinq min­utes.

Mon Sony Eric­s­son (fidèle au poste). Quand je me balade, quand je suis en soirée, j’essaie de n’avoir que ça : toute com­mu­ni­ca­tion un peu urgente passe par là, le reste est inac­ces­si­ble.

Et l’arme secrète : une box 4G. Mon portable n’a pas d’accès Inter­net, mais si je prends la peine de l’ouvrir, d’enlever ma sim, de la met­tre dans la box et de l’allumer, j’ai un accès Inter­net pour ma tablette en cas de vrai besoin. La fric­tion est physique : c’est telle­ment chi­ant de démon­ter son portable dans le métro que je ne suis pas ten­tée de l’allumer sans une vraie bonne rai­son.

Automatisme, facilité et besoin

Je fonc­tionne comme ça depuis un peu plus d’un an, et ça me con­vient très bien. Si je devais amélior­er quelques points, je prendrais un smart­phone sans carte sim à la place de la tablette, et j’abandonnerais le portable défini­tive­ment. Mais ça reste sociale­ment com­pliqué aujourd’hui8)même si je l’ai récem­ment éteint trois semaines d’affilée, et que per­son­ne n’est mort.

Ce n’est en aucun cas une recette mag­ique, juste ce qui me con­vient le mieux aujourd’hui. C’est la démarche qui m’intéresse d’abord : réfléchir à ce que m’apportent mes appareils, et à ce qu’ils m’enlèvent. J’y ai beau­coup gag­né en sérénité, en capac­ité à pri­oris­er mes tâch­es, en capac­ité aus­si à ne pas faire ce qui ne m’intéressait pas. Je ne me sens plus redev­able de ma disponi­bil­ité auprès de qui que ce soit, mais du coup je tiens mes engage­ments et je suis à mes ren­dez-vous. Si j’oublie de faire quelque chose que je n’ai pas pu faire immé­di­ate­ment, je con­state que c’était inutile dans l’immense majorité des cas. Je pense que tout le monde gag­n­erait à faire cette analyse pou­voir / puis­sance et réfléchir à ce qu’on fait par automa­tisme, par facil­ité ou par besoin.

Notes   [ + ]

1. j’ai fini par me balad­er sur le cam­pus avec une vieille tablette en per­ma­nence, sur le wifi de l’école, pour avoir mes noti­fi­ca­tions.
2. et moi qui ne sais pas encore que ce n’est pas nor­mal
3. bon, il a fini par arriv­er heureuse­ment, avec un petit quart d’heure de retard
4. qui m’a quand même bien ren­du ser­vice hein, mer­ci Guil­laume :
5. Musique, Sig­nal, Maps, mes mails…
6. je me rap­pelle d’un moment épique à Saint Lazare où, après avoir con­staté en bavant de rage que le wifi de la gare ne fonc­tion­nait pas, j’ai expliqué ma sit­u­a­tion en 30 sec­on­des à un mec qui attendait, et lui ai pris son portable pour faire un partage de con­nex­ion parce qu’il ne savait pas faire, avec à ce moment-là 50 min­utes de retard min­i­mum prévue pour mon ren­dez-vous et pas le numéro de la per­son­ne
7. j’ai main­tenant un sens de l’orientation qui m’impressionne.
8. même si je l’ai récem­ment éteint trois semaines d’affilée, et que per­son­ne n’est mort

L’école de commerce, fabrique de la résignation

TL;DR : com­ment l’école de com­merce envoie chaque année une masse de résigné·e·s sur le marché du tra­vail ; plaidoy­er con­tre le réformisme.


Je suis en école de commerce, mais je suis sympa quand même

À chaque fois qu’on me demande ce que je fais et que je dis que je suis en école de com­merce, je ne peux pas m’empêcher d’ajouter une remar­que pseu­do-humoris­tique sur le fait que je suis sym­pa quand même, ou de pren­dre un petit air dégoûté en le dis­ant, ou de par­ler de ce que j’ai fait avant pour que les choses soient bien claires : cette école, ce n’est pas moi. Le plus sou­vent, la per­son­ne en face s’en fiche ; pour moi, c’est vital de le dire.

J’ai essayé d’expliquer mon rap­port à ces années en école sur Twit­ter, et j’ai été plutôt sur­prise de l’écho que ça a eu. À l’origine, c’était juste un coup de gueule dans le vide pen­dant l’énième présen­ta­tion d’un énième pro­jet, moment qui réveille tou­jours chez moi un malaise, à mi-chemin entre l’envie de quit­ter la salle et la résig­na­tion qui a fini par s’installer après trois ou qua­tre ans. Mais un thread sur Twit­ter, c’est trop court : j’ai envie de met­tre des mots sur cette exas­péra­tion, envie de décrire la dis­so­nance cog­ni­tive per­ma­nente que j’ai quand je suis en cours, et les dif­fi­cultés que ça me pose, au quo­ti­di­en ou dans mes rela­tions avec les autres. Expli­quer pourquoi je ne peux pas juste m’en foutre, expli­quer pourquoi j’ai arrêté de me pren­dre pour une cinquième colonne, pourquoi même l’attitude eth­nologique ne m’amuse plus.

Mission de conseil et dissonance cognitive

Je reprends ici le thread, de manière un peu plus com­plète. J’ai repris les cours en jan­vi­er sur une « mis­sion » : c’est comme ça qu’on désigne les semaines qu’on passe à imag­in­er des solu­tions inno­vantes pour des gross­es boîtes en mal de « dig­i­tal » (parce qu’en école de com­merce, on est dig­i­taux). Et ça com­mence : la mis­sion est pour une grosse boîte de cos­mé­tiques. Objec­tif : trou­ver de nou­veaux et nou­velles client·e·s. Notre cible : les mil­lenials européen·ne·s, dans les aéro­ports.

Dans l’idéal, il s’agit de trou­ver une solu­tion qui s’appuie sur les don­nées qu’on a sur eux pour leur pouss­er une offre au bon moment. Tous les moyens sont per­mis : col­lecte de don­nées, bea­cons qui tra­cent leur déplace­ment dans l’aéroport, app qui les flique… Pourquoi on fait comme ça ? Parce que les gens voy­a­gent de plus en plus. Parce qu’on sait qu’ils sont plus vul­nérables quand ils s’ennuient. Parce qu’on peut faire de belles cam­pagnes de dis­play grâce à ces écrans qui rem­pla­cent les affich­es. Parce que les pro­duits de beauté se prê­tent bien à l’ambiance un peu luxe de l’aéroport et du duty free. Parce qu’une entre­prise qui ne croît pas, c’est une entre­prise qui meurt, alors il faut touch­er de nou­veaux et nou­velles client·e·s, à tout prix.

Très bien, sauf que cha­cun de ces élé­ments va con­tre tout ce que je fais au quo­ti­di­en. Je con­sid­ère l’avion comme un désas­tre écologique. Je lutte con­tre les injonc­tions à la beauté, la plu­part du temps je ne me maquille pas, je ne m’épile pas. Je lutte con­tre la col­lecte de don­nées et le pro­fi­lage qui cherche à nous attein­dre dans nos moments de vul­néra­bil­ité. Je rage sur la con­som­ma­tion élec­trique de ces cen­taines d’écrans qui sont instal­lés dans les métros, les gares, la rue, à un moment où la ten­dance générale devrait être à la décrois­sance si on voulait avoir une infime chance de lim­iter notre impact envi­ron­nemen­tal.

Et je me retrou­ve à écouter, con­cevoir et présen­ter des plans mar­ket­ing sur la base suiv­ante : puisque ces ten­dances exis­tent, il y a de l’argent à faire dessus. Je le fais parce que c’est là-dessus que je suis éval­uée, parce que finale­ment, ce n’est qu’un jeu, on joue aux consultant·e·s et ils jouent au comex, alors ça ne compte pas vrai­ment… Mais je ne crois pas qu’on puisse impuné­ment jouer au con­sul­tant, tous les jours, sans que ça ait un impact sur la façon dont on appréhende le monde. Et même si je hais la solu­tion que je leur pro­pose, je me rends compte que je n’arrive pas à ne pas défendre sa per­ti­nence quand on la remet en ques­tion au jury d’évaluation. Même si, de fait, cette propo­si­tion est aux antipodes de la société idéale que je pro­jette (si tant est que j’en pro­jette encore une).

Transformer la tendance en opportunité

C’est pour cela que je par­le de dis­so­nance cog­ni­tive. On m’évalue avec la règle tacite suiv­ante : « com­ment max­imiser le retour sur investisse­ment dans telles et telles con­di­tions ». Le pré­sup­posé : chang­er les con­di­tions n’est pas une option. Même si elles te débectent. Le tra­vail des consultant·e·s, c’est de trans­former les con­di­tions et les ten­dances en oppor­tu­nités de crois­sance, et peu impor­tent les con­séquences. Exit le recul cri­tique, exit la réflex­ion sur ce que ça fait de nous en tant que per­son­nes. Un autre point : on tra­vaille sys­té­ma­tique­ment en groupe. Insi­dieuse­ment, ça force à lim­iter la cri­tique et à agir de manière à ne pas trop ralen­tir la marche du pro­jet. On peut se plain­dre, mais pas trop – per­son­ne n’a envie d’être là de toute façon, que ce soit par flemme ou par dés­in­térêt.

Alors, en qua­tre ans, je me suis résignée, d’autant que je sais qu’il y a de grandes chances que le reste du groupe ne partage pas mes idées. Si quelqu’un les partage, c’est peut-être pire encore, puisqu’on se retrou­ve à se regarder l’un l’autre abdi­quer sans  même avoir com­bat­tu. Et voir l’autre abdi­quer valide sa pro­pre abdi­ca­tion. À quoi bon avoir des pudeurs de gazelles pour bien mon­tr­er que « non, non, nous on n’est pas comme ça ». Peu importe ce que tu es, tu par­ticipes. Qu’est-ce qu’on va faire, se met­tre en grève sco­laire pour absence d’éthique du cap­i­tal­isme ?

Dif­fi­cile, d’ailleurs, de con­stru­ire des ami­tiés dans ces con­di­tions (sauf à vouloir être la cau­tion de gauche). Tu as le choix entre avoir des ami·e·s qui te voient tous les jours renier tes con­vic­tions, ou te bat­tre en per­ma­nence sur tout, parce que même les fon­da­men­taux ne sont pas là. Ou à éviter tous les sujets qui fâchent, poli­tiques, philosophiques ou soci­aux. J’ai longtemps essayé d’être dans une atti­tude eth­nologique, mais c’est épuisant à long terme. Alors je nav­igue dans un entre-deux per­ma­nent, jamais trop déce­vant, jamais trop sat­is­faisant non plus.

Cinquième colonne ou cinquième roue du carosse ?

Deux répons­es qu’on me fait sou­vent, c’est que je suis là pour « appren­dre à con­naître l’ennemi», une sorte de cinquième colonne qui paierait de sa per­son­ne pour mieux détru­ire le sys­tème de l’intérieur. Et la deux­ième, un peu dans la même veine, c’est que ce que j’apprends ne me con­di­tionne pas, et que ce n’est qu’un socle clos de con­nais­sances sur des domaines var­iés (mar­ket­ing, finance, etc). Ça ne m’empêche pas d’agir selon mes principes et mes valeurs. Spoil­er : ce n’est pas aus­si sim­ple.

Il n’y a pas de cinquième colonne. Parce que la reven­di­ca­tion prin­ci­pale de ce sys­tème c’est l’absence d’idéologie – rien de mieux pour couper l’herbe sous le pied de la cinquième colonne. Faire com­pren­dre que le prag­ma­tisme est une idéolo­gie en soi, c’est long, et dans 99% des cas, ça revient à met­tre de grands coups de poings dans un bloc de gelée indif­férent. C’est facile, ça ne fait pas mal. Mais ça n’a aucun impact. Tu peux frap­per aus­si fort que tu veux, la gelée absorbe le coup, se déforme légère­ment le temps  de l’impact et revient à son état ini­tial. Tu ne t’es pas fait mal, mais tu t’épuises rapi­de­ment, sans aucun résul­tat.

Quant à con­sid­ér­er ces années en école comme un socle de con­nais­sances neu­tres, ça ne fonc­tionne pas non plus. Ce qu’on m’apprend, c’est un savoir-être, une manière de penser et d’appréhender le monde. C’est comme ça que l’école de com­merce fait son œuvre : elle t’apprend à te résign­er devant la sacro-sainte neu­tral­ité des « indi­ca­teurs», de la « mesure de la per­for­mance » ; à pass­er du souci sco­laire au sérieux man­agér­i­al, avec les con­séquences qu’on con­naît. Elle sape toute volon­té de révolte en te faisant inté­gr­er, vivre les sché­mas cohérents der­rière le sys­tème en place, que ce soit l’actionnariat, les div­i­den­des, la gou­ver­nance, les plans soci­aux, et j’en passe. En te mon­trant les rouages, en te met­tant en sit­u­a­tion, elle te fait com­pren­dre que c’est ce que toi aus­si tu aurais fait, que la déci­sion « réduire les coûts», « vers­er de hauts div­i­den­des » est la déci­sion la plus froide­ment logique dans ces con­di­tions. Et même si tu tiques, que tu dés­ap­prou­ves, on con­voque TINA : il n’y a pas d’alternative. Ou elle n’a pas sa place ici. Le cap­i­tal­isme, ça se fonde sur le cap­i­tal, et cette vérité crue s’incarne dans le fait que, majori­taire­ment, l’argent va là où l’arbitrage est le plus favor­able. Dans ces con­di­tions, pas de cinquième colonne, plutôt une cinquième roue du car­rosse. Et le car­rosse, ça ne l’empêche pas d’avancer.