TL;DR :
Je n’ai plus de smartphone depuis un an et demi et j’ai beaucoup tâtonné pour trouver le rapport au numérique qui me convenait. Pas de recette miracle, pas d’incitation, juste un tour des questions que je me suis posée.
Pas de smartphone, pas de problème
L’intuition, je l’ai eue assez tôt : si j’ai un smartphone, je n’arriverai pas à le lâcher. Pas de smartphone, pas de problème. Jusqu’à la fin de ma prépa, c’était simple : à part le SMS, je n’avais besoin de rien, et pas particulièrement envie de me créer de faux besoins. Et puis je suis entrée en école de commerce : Messenger pour les conversations, mails pour les événements et les missions, smartphone partout et un bon train de retard pour ceux qui n’en avaient pas.1)j’ai fini par me balader sur le campus avec une vieille tablette en permanence, sur le wifi de l’école, pour avoir mes notifications.
J’ai tenu jusqu’au mois de juin : à ce moment-là, je commence un stage avec un tuteur qui me veut disponible tout le temps2)et moi qui ne sais pas encore que ce n’est pas normal, mon copain part quelques mois à l’étranger (on oublie les SMS), et Facebook est devenu mon moyen de communication principal : il est temps. Je découvre les joies de l’hyperconnexion avec mon Huawei, et je ne loupe plus rien ! Quelques déconvenues (c’est fragile ces merdes, et toutes les applications demandent des accès délirants), et une confirmation éclatante : je ne le lâche plus. Pluuuuuuus. Je l’ai tout le temps, ma batterie dure cinq heures et je réponds à mes mails dans la minute. Aucune limite, pas même la sociabilité de base : il mange avec moi, il ponctue mes conversations IRL. Je désapprends aussi très vite le droit à la non-réaction : si on me demande, c’est toujours crucial, et si je veux parler à quelqu’un, j’attends une réponse immédiate. Tout est à égalité, stages, amis ou activités, tout, sauf mon sens des priorités.
Pouvoir ou puissance ?
J’ai mis un an à déchanter. Il y avait une app pour tout, sauf pour me faire lâcher mon téléphone, et ça m’épuisait. Et surtout, j’ai découvert Damasio et sa distinction spinoziste pouvoir/puissance vis-à-vis de notre rapport à la technologie. Voici son constat : la technologie m’apporte du pouvoir — le GPS me guide, j’ai toujours la réponse à tout sous la main — mais me retire de la puissance — capacité à m’orienter, capacité à mémoriser les choses par moi-même. Et cet équilibre varie en fonction des individus.
Dans le cas de mon ordinateur, j’étais et je reste catégorique : c’est un outil qui m’empuissante énormément. Dans le cas du smartphone, c’était moins évident. Est-ce que c’était juste pratique, ou est-ce que c’était indispensable ? Et sans téléphone, je savais toujours aller d’un point A à un point B ? Sans accès à mes mails, je retrouvais mes rendez-vous ? Est-ce que je supportais encore de ne pas avoir accès à une information immédiatement ? Spoiler : mes conclusions étaient un peu vexantes. J’étais aussi de plus en plus sensibilisée à la collecte massive de données effectuée par ce “mouchard de poche” comme l’appelle Tristan.
Un monde sans friction
Mon smartphone, c’était exactement le technococon dont parle Damasio : il me permettait de me sentir en sécurité tout le temps, de satisfaire immédiatement mes besoins, de m’orchestrer un monde sans friction.
On constate le même phénomène dans le métro parisien. Le rapport aux autres est tellement déprimant que les gens se replient sur leur technococon, ce qui intensifie encore la sensation de tristesse. La technologie nous protège, nous parle et nous rassure. C’est notre Big Mother.
– Alain Damasio
D’ailleurs, c’est la rencontre avec Damasio qui m’a le plus ébranlée : il vit sans agenda, et sans portable. On avait rendez-vous dans un bar de Marseille, 7h d’aller-retour depuis Paris pour moi, sans aucune certitude qu’il serait là, et sans aucun moyen de le joindre. Juste un gros espoir. Assise à la terrasse d’un café, à le guetter, avec tous mes petits pouvoirs bien inutilement sur la table, et mon impuissance chevillée au corps3)bon, il a fini par arriver heureusement, avec un petit quart d’heure de retard.
Abandonner le smartphone
Et puis on m’a piqué mon OnePlus dans un bar. Enfin un vrai choix à faire. J’ai traîné quelques semaines sur un vieux smartphone d’emprunt4)qui m’a quand même bien rendu service hein, merci Guillaume :), et j’ai tenté le coup. Quitter Facebook quelques semaines auparavant a clairement rendu les choses plus faciles, puisque je n’avais plus besoin de Messenger. Pour tout le reste5)Musique, Signal, Maps, mes mails…, ma vieille tablette ferait l’affaire. C’est parti pour la friction : je retrouve sur Leboncoin le fidèle Sony Ericsson W995 de mon lycée.
Et je suis arrivée en retard à tous mes rendez-vous — quand je suis arrivée6)je me rappelle d’un moment épique à Saint Lazare où, après avoir constaté en bavant de rage que le wifi de la gare ne fonctionnait pas, j’ai expliqué ma situation en 30 secondes à un mec qui attendait, et lui ai pris son portable pour faire un partage de connexion parce qu’il ne savait pas faire, avec à ce moment-là 50 minutes de retard minimum prévue pour mon rendez-vous et pas le numéro de la personne. J’avais perdu plein de réflexes : enregistrer les numéros importants, noter l’adresse de l’endroit où je vais, lire un plan (bon, en vrai j’ai toujours été nulle, mais la suite va vous surprendre). C’était invivable pour moi et pour les autres : je stressais en permanence d’avoir oublié une information cruciale, je misais sur les WiFi publics avec un succès très relatif, et les gens commençaient à être fatigués de m’attendre. Résultats des courses : l’extrême déconnexion, pas un grand succès. Le shlag, ça fonctionne mieux quand personne n’a besoin de vous joindre.
Mais l’expérience n’était pas totalement négative : je passais au moins dix fois moins de temps qu’avant sur mon portable. Il était temps de réfléchir à mes vrais besoins.
Pour que l’outil reste un outil
J’avais quelques exigences, et quelques constats.
- une absence totale d’autodiscipline. Quand on me dit « moi je coupe les notifications », j’applaudis. Moi je les désactive, et au bout de cinq minutes, je commence à checker manuellement, toutes les cinq minutes. Gros gain de temps, donc… Et c’est bien ce qui m’énerve, ce côté compulsif, cette Fear of Missing Out. Le problème, c’est qu’avec un smartphone tu peux faire ça tout le temps — c’est même la stratégie des applications les plus utilisées
- je suis incapable d’ignorer une notification. Un mail du boulot que je vois en rentrant de soirée à 2h du matin ? Je réponds.
- j’ai quand même un minimum de besoins technologiques. Signal, Slack cette année, je n’ai pas envie de me balader avec le Guide du Routard sur moi en permanence, etc. En cas de vrai problème, j’ai aussi besoin d’un accès internet sous peine de grosse panique.
Finalement, ce que je ne veux plus, c’est le technococon : je veux que l’outil reste un outil. Être seule sans angoisser. Être capable de m’orienter sans suivre bêtement mon GPS, supporter de ne pas répondre immédiatement à mes messages, avoir la patience de chercher pendant 20 minutes le nom de ce mec, mais si, tu sais, celui qui a écrit ce bouquin là… J’adhère beaucoup à la théorie selon laquelle ces petits efforts fastidieux, à la fois permanents et insignifiants, nous aident à construire nos briques de mémoire.
Je veux aussi conserver la friction que m’a enlevée le smartphone. La friction, c’est ce laps de temps luxueux pendant lequel je peux me demander si ce que je suis en train de faire est vraiment nécessaire ou intéressant : devoir taper mon code de carte bancaire plutôt que de l’enregistrer, oublier les événements pas si importants, noter le titre d’un livre au lieu d’aller voir immédiatement de quoi il s’agit, réfléchir au message que j’ai envie d’envoyer. Prendre un peu de recul sur mes actes, et me demander s’ils me retirent ou m’ajoutent de la puissance.
Et concrètement ?
Aujourd’hui, j’ai trois appareils distincts.
Mon ordinateur. Il est ouvert pendant mes heures de boulot (essentiellement du télétravail jusqu’ici), et fermé ensuite, sauf exception. J’y ai toutes mes messageries, tous mes mails, tout ce qu’il faut. Lorsqu’il est ouvert, je suis pleinement disponible sur tous les canaux.
Ma tablette. Plutôt orientée scolaire ou apps personnelles. J’y ai mes mails persos, et j’ai un accès infâme à un webmail sans fonction recherche pour les mails du boulot, en cas d’extrême urgence. Mon IRC, branché en permanence : si les petits camarades de Nextcloud veulent me joindre, c’est possible, mais ça veut en général dire que c’est urgent. J’y télécharge les cartes des villes où je suis souvent, en hors ligne7)j’ai maintenant un sens de l’orientation qui m’impressionne.. L’essentiel : pas de données mobiles, je ne suis joignable que quand j’ai un accès WiFi. Je ne peux pas rafraîchir Twitter dans le métro, ou demander à Google Qwant de répondre à mes questions immédiatement. J’y synchronise ma musique, j’ai mes mails récents en cache, et elle est juste assez grande pour ne pas avoir envie de la sortir toutes les cinq minutes.
Mon Sony Ericsson (fidèle au poste). Quand je me balade, quand je suis en soirée, j’essaie de n’avoir que ça : toute communication un peu urgente passe par là, le reste est inaccessible.
Et l’arme secrète : une box 4G. Mon portable n’a pas d’accès Internet, mais si je prends la peine de l’ouvrir, d’enlever ma sim, de la mettre dans la box et de l’allumer, j’ai un accès Internet pour ma tablette en cas de vrai besoin. La friction est physique : c’est tellement chiant de démonter son portable dans le métro que je ne suis pas tentée de l’allumer sans une vraie bonne raison.
Automatisme, facilité et besoin
Je fonctionne comme ça depuis un peu plus d’un an, et ça me convient très bien. Si je devais améliorer quelques points, je prendrais un smartphone sans carte sim à la place de la tablette, et j’abandonnerais le portable définitivement. Mais ça reste socialement compliqué aujourd’hui8)même si je l’ai récemment éteint trois semaines d’affilée, et que personne n’est mort.
Ce n’est en aucun cas une recette magique, juste ce qui me convient le mieux aujourd’hui. C’est la démarche qui m’intéresse d’abord : réfléchir à ce que m’apportent mes appareils, et à ce qu’ils m’enlèvent. J’y ai beaucoup gagné en sérénité, en capacité à prioriser mes tâches, en capacité aussi à ne pas faire ce qui ne m’intéressait pas. Je ne me sens plus redevable de ma disponibilité auprès de qui que ce soit, mais du coup je tiens mes engagements et je suis à mes rendez-vous. Si j’oublie de faire quelque chose que je n’ai pas pu faire immédiatement, je constate que c’était inutile dans l’immense majorité des cas. Je pense que tout le monde gagnerait à faire cette analyse pouvoir / puissance et réfléchir à ce qu’on fait par automatisme, par facilité ou par besoin.
Notes
1. | ↑ | j’ai fini par me balader sur le campus avec une vieille tablette en permanence, sur le wifi de l’école, pour avoir mes notifications. |
2. | ↑ | et moi qui ne sais pas encore que ce n’est pas normal |
3. | ↑ | bon, il a fini par arriver heureusement, avec un petit quart d’heure de retard |
4. | ↑ | qui m’a quand même bien rendu service hein, merci Guillaume : |
5. | ↑ | Musique, Signal, Maps, mes mails… |
6. | ↑ | je me rappelle d’un moment épique à Saint Lazare où, après avoir constaté en bavant de rage que le wifi de la gare ne fonctionnait pas, j’ai expliqué ma situation en 30 secondes à un mec qui attendait, et lui ai pris son portable pour faire un partage de connexion parce qu’il ne savait pas faire, avec à ce moment-là 50 minutes de retard minimum prévue pour mon rendez-vous et pas le numéro de la personne |
7. | ↑ | j’ai maintenant un sens de l’orientation qui m’impressionne. |
8. | ↑ | même si je l’ai récemment éteint trois semaines d’affilée, et que personne n’est mort |
Salut, je fais comme toi, je me pose beaucoup de question sur l’utilisation ces objets, ce qu’ils transforment chez nous.
Pour l’instant j’ai un dumbphone (samsung gt-e2530, pour l’éternité) avec une carte sim 4g, que je peux au besoin transférer dans mon smartphone en cas d’urgence. En attendant le smartphone est toujours là pour des outils merveilleux comme wikipedia et les cartes, tous deux hors-ligne.
Merci pour l’explication de la friction, ça mets des mots sur ce que je recherchais, avoir le temps de réfléchir à ce qu’on fait. Mais j’ai du mal à l’expliquer au gens, la réaction est souvent « bah tu te compliques la vie » c’est énervant.
Bonjour et bravo ! Cet article relate parfaitement comme le smartphone est un outil envahissant ! De mon côté j’ai opté pour un telephone avec Ubuntutouch dessus, et pas d’appli de réseaux sociaux (sur lesquels je ne suis pas inscrit de toutes manieres). Il ne me sert que pour les appels, les sms (et telegram), internet, le GPS et basta. Et ça me va parfaitement
Salut,
Super article. J’ai également lâché mon ancien smartphone après qu’il ai cessé de fonctionner après avoir pris trois gouttes de flotte… J’ai ressorti un « vieux » portable que j’avais eu en 2006 (j’ai même retrouvé des textos qui datait du lycée… l’écriture SMS, c’était vraiment moche…).
Si jamais tu veux lire un bouquin en lien avec nos addictions numériques, je te conseille « L’Emprise Numérique » (Cédric Biagini). L’auteur confirme, entre autre, l’impression que tu as eu de retrouver des compétences en lâchant un outil qui nous sert de béquille (j’ai eu la même expérience que toi au sujet du GPS vs le sens de l’orientation).
Dans le futur, j’aimerais également me passer de portable, même si c’est encore compliqué. Cela dit, j’ai un ami qui n’en a jamais eu et qui ne s’en porte pas plus mal.
Bonne journée. 😉
J’ai un peut la même démarche, pas de façon si réfléchit et systématique.
Je n’active pas les données en itinérance et mon forfait ne me le permet pas non plus.
Et j’ai fait l’acquisition d’une sorte de tablette (sans sim donc), sur laquelle je migre progressivement.
Le déclencheur à était l’abandon de mon Firefox OS mort aux profit d’un Android.
Ça ma fait tellement de mal à mon petit cœur, que j’ai de moins en moins envie de m’en servir.
Bonjour, l’expérience est intéressante mais je n’y vois qu’une restriction pour ne pas pouvoir succomber à la tentation et pas une modification du comportement pour remettre les outils technologiques à leur place.
Le fait d’avoir un GPS et un moyen de communication ne sont pas des problèmes mais des solutions.
vois avec ton opérateur, c’est probablement possible d’avoir une copie de ta carte sim pour mettre dans ton modem 4G en permanence.